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7 juillet 2012 6 07 /07 /juillet /2012 00:09

Le lendemain, les vêpres le tirèrent de son sommeil. Il vit les vallées au loin qui s'enfuyaient dans une brume éphémère. Le monastère était un fanal de paix : une forge destinée, non pas à attiser, mais à faire fondre la barbarie des hommes.

Pendant ces journées, il n'eut pas une seconde pour penser au mal indéfinissable qui le rongeait. Il ramassa des noix et des châtaignes sur les terrasses des remparts, il obtint une serpe pour élaguer les herbes folles. Il remonta des pierres sur leur séant. Il mit de l'argile et de l'herbe entre les jointures, fit sécher les emplâtres. Il tailla les sarments de vigne sur le perron. Il souleva des troncs couverts de mousse. Leur chant faisait trembler les murs et se dispersait dans les combes d'Alquézar jusqu'aux ravines les plus profondes. Ces figures légendaires des moines ne se montraient pas. Il conversait avec Maria Dolores. Plutôt, il monologuait. Elle répétait ses derniers mots comme pour l'inciter à dérouler sa pelote, à se montrer tel qu'il était, rassemblait les légumes et préparait des fumigations. Il racontait à Soeur Maria Dolores de Gualfa en s'accompagnant de sa vielle, comment il avait caressé la tête de l'infante Mélina, comment les rois de Savoie et les nobles de l'Hérault ne jurait que par ses comptines et ses ballades. Il se surprit à la confidence de sa fuite avec Madame de Canteperle, ce qui lui avait valu une longue errance. À l'ombre du grand Christ de bois, qui changeait de position imperceptiblement, Maria Dolores semblait se ravir de ses aventures. Elle riait et déployait son voile jusqu'à ces épaules nues qui laissait entendre combien cette femme avait conservé l'anonymat de sa beauté. Ignacio Balthazar parlait, il se découvrait un incorrigible bavard. Cela semblait ne pas gêner Maria Dolores qui l'incitait encore à piocher dans ses souvenirs les plus lointains. Lorsque le soir arrivait et que par la force des choses il devait se taire, il se retrouvait seul devant un abîme de silence. Il avait l'impression que le serpent qui le recouvrait de sa mue s'étiolait. Il dévissait alors dans les gouffres du sommeil. Il avait dépassé le seuil des sept jours possibles dans le monastère. Il vaquait de plus en plus librement, espérant toujours surprendre les moines. Il aimait se promener dans le cloître sous les chapiteaux immémoriaux oú la pierre montrait ses arabesques. Il restait des heures après ses travaux, à contempler les ombres rédemptrices du Christ recouvertes d'écailles d'or qui miroitaient comme l'eau des torrents. Il entendait frémir les ailes des anges. Il s'émerveillait de la présentation de Jésus au temple, qui scintillait dès les premières morsures de l'aube.Il lui apparut, dans l'évidence d'un songe, que le renflement qui augurait de la présence des moines était un leurre. C'était Maria Dolores qui entrouvrait ou bouchait ingénieusement les ouvertures sous la coupole. Aussitôt un courant d'air gonflé par les sources souterraines montait jusqu'au plus haut de la chapelle et provoquait un grondement tellurique. Sa vielle s'aiguisait sur la pierre et accroissait dans les soupentes le souffle des moines, ajoutant à la légende du monastère d'Alquézar dont jamais un fourbe n'était revenu. Maria Dolores était la seule occupante du monastère. Il se tut.

Un autre jour, par un escalier dont l'entrée était dissimulée par une tonnelle de bois, il s'enfonça dans les entrailles de la terre. Il marcha sans chandelle, guidé par de subtils rayons de lumière. Il découvrit une crypte où rayonnait un soleil aussi versatile qu'une biche dans un bois. D'une hauteur de deux hommes, une fresque brillait d'un noir d'os et de la blancheur d'un lait de chaux. Un taureau haletant, un minotaure hilare, des hommes au crâne brisé baignant dans leur écume, une jument couchée par la foudre, des bras tendus qui montaient de l'enfer attiraient le regard. Au centre se tenait une vierge à demi nue, le corps strié par le sang des blessures, dont le fléau tournoyant décapitait la tête des monstres. Un par un . les crânes s'entrechoquaient dans une mêlée de fièvre et de sang. Il avait évité le choléra, avait croisé les guerres fratricides entre des armées dépenaillées. Il n'avait jamais vu un tel vacarme de fièvre et de sang. Il retrouva son chemin en vacillant dans les combles. Il disparut dans les profondeurs de sa couche pour ne reparaître que le lendemain. Il suivit discrètement Maria-Dolorès, en rampant à travers les feuillages jusqu'aux contreforts de l'édifice. Elle y descendait souvent en s'aidant d'un bâton de chêne centenaire. Il y avait là, sous une grotte, onze croix parfaitement alignées, couvertes d'aconit tue loup et d'anémones fringantes. Elles portaient les noms des frères du monastère. Il croisa le regard furieux de Maria Dolores. Elle tenait des deux mains son bâton, telle la madone de la crypte. Elle savait qu'il savait, mais elle ne leva pas son bâton. Il suffisait qu'il parle et peu de temps après, une horde de pilleurs assiégerait de nouveau le monastère, le sachant garder par une pauvre sœur aux yeux indolores. Il baissa le regard pour faire allégeance, comme s'il disait « je reste ».

Ignacio Balthazar libre de sa gangue allait se tenir désormais sur ses gardes, par crainte et par amour de Santa Maria Dolores de Gualfa, vierge maculée par le sang des combats et forteresse encore imprenable.

Mot-clé : Espagne

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  • : Ce blog animé par Christophe Tournier, auteur du manuel d'impro, est consacré à la poésie écrite à l'emporte-pièce, à l'écriture improvisée, au miracle de la langue sur le bout de la langue, à l'amour des mots... Il s'intéresse au processus d'écriture et de création, aux mots scandés. L'improvisation est son credo. Il se veut laboratoire d'oralité pour son auteur et atelier d'écriture. Exercices de scansion et de déclamation, premiers jets, polissages et écriture classique.
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