Il attendait sans doute que sa malicieuse Peugeot se joue des contrôles techniques, mais sa carcasse venait de s'affaisser sans rémission sur un dos d'âne : résultat de la créativité d'un maire ayant devancé les soupçons de n'en pas faire assez pour sauver les enfants de sa commune. Idil maudit son souci d'économie. Il savait que sa voiture le lâcherait du jour au lendemain. Il avait caressé jusque-là sa bonne fortune. Mais, alors qu'il rassemblait ses affaires et confondait, en leur infligeant une volée de coups de pied, les pneus de l'innocente avec son postérieur, un corbillard blanc s'arrêta à sa hauteur. Burdin Weiler était une barbe de plusieurs jours sur un petit corps carré et trapu, taillé à la manière de son addiction véhiculaire : le camping-car. De telle sorte que l'on aurait pu le glisser dans un des placards rectangulaires, coulisses de sa fierté. En tout ce qui approchait son Légo et les méandres de la route empruntée par celui-ci, il était inflexible de tendresse. Il portait l'uniforme du caravanier : un short-bermuda surmonté d'une casquette. Il avait dédié sa vie de baroudeur à la cause de sa pantoufle dorlotante, à la direction assistée. Il s'émouvait à chaque kilomètre des flonflons de son moteur et aimait, dans le foisonnement des radios, dérouler les imprévus de la route.
Sur le toit, grâce au harnachement télescopique, Burdin libéra une remorque. Sur cet attelage salutaire, les deux hommes réussirent avec un treuil, dissimulé sous le véhicule, à hisser la cuisinière dans un babil de roulements. Idil eut le privilège insigne du copilote. Il en acquit toute l'humilité . La calanque du conducteur dominait l'abîme de la route en glorifiant la symphonique du moteur. Burdin ne se faisait pas prier pour parler de sa passion motrice lorsqu'il croisait une âme curieuse telle Idil. Il voyait le monde comme un vaste ruban sur lequel il déroulait son coucou en caressant la frise de son volant, respirant la liberté de se poser ou bon lui semblait, ou plutôt sur n'importe quelle aire dévolue à ses pareils. Burdin Weiler aimait regarder scintiller la mer derrière la vitre diaphane. Il se délectait de lointains clochers qui striaient l'horizon de balises spirituelles. Il écoutait le vibration organique de son moteur qui concentrait en quatre temps et huit soupapes toute l'ingéniosité lyrique du second principe de la thermodynamique. Sa carafe roulante était un sommet dans l'art de l'option et une érection de confort et de praticabilité, de telle sorte qu'au salon des arts ménagers, le simple apparât de son intérieur aurait suffi à en faire la vedette tutélaire. « Voyez plutôt, ceci ... » lançait Burdin. Un four idoine; une cuisinière induite au propre comme au figuré ; un placard déployant dans lequel on aurait même pu ranger la carène de Burdin. Un baldaquin étirable ; des stores automatiques apprentis maladroits des caprices du soleil, une cuisine américaine sur roulettes, une poubelle gonflable, une toilette pontifiante apte à compacter plusieurs jours de siège ; une porte soufflante de WC capitonnée pour amortir les pets. Un balai rétractable; une télévision toute en platitude captant la main invisible du monde avec une inclinaison pour le Tour de France. Un pot de roses artificielles, salivantes à demeure ; un portrait de famille kalédoscopique ; une table compilable en rebord de fenêtre ; un pèse robot matinal ; un hublot pour capter les mouvements d'étoiles le long des autoroutes ; une machine à laver les effleurements de trottoirs ; un réveil papal ; l'ombre du Christ en croix ; un bonzaï en plastique pour compenser le bitume ; une niche à chien rétractable en boîte à chaussures ; une gondole à whisky escamotable en barque à frites ; un ventilateur caresse mollet ; une range chewing-gum et canettes; une loupiote de grand-mère pour les nuits interminables ; une armoire à nostalgie pour les longs cours ; une maquette de bateau pour équilibrer les rêves ; un escalier périscope en colimaçon ; un congélateur à songes ; des jumelles en pendentif à la manière du vélo paresseux sanglées à l'arrière, un teckel luminescent qui hoche la tête ; un jeu de cartes du Mont-Saint-Michel...
En refaisant le monde, ils arrivèrent à l'entrepôt. On établit la cuisinière dans une salle attenante à la plateforme. Les deux hommes se délectèrent d'une bière fraîche issue du sérail de Burdin. Pour les amis, celui-ci se prit à imaginer tout haut la bâtisse dédiée à son idéal, accueillant ses congénères dans un arrangement géométrique de parfaits épis. Il dénia, la larme à l'œil, aux critiques toute objectivité. « Les campings-caristes sont des gens pacifiques qui font vivre les commerces des petites villes. Ils n'aspirent qu'à la liberté et à la tranquillité. Malheureusement, des associations mal intentionnées nous dénigrent : Le FLACC Front de lutte Anti Camping Car, le FAICACA (Front Anti Invasion des Campings Cars). Nous devons nous défier constamment de ces gens-là qui salissent notre réputation et notre image. »
Idil hypnotisé, à la seconde de ces bières de garde qui mûrissent en abbaye plutôt que dans la calebosse d'une caravane, se sentit solidaire des congénères de Burdin qui sont des braves gens du voyage, des retraités curieux du monde et qui passent leur temps à le découper en bandes blanches. Il s'éprouva lui aussi dans un dé mobile à tirer sa route au hasard des numéros. Burdin le généreux retrouva tout à coup ses ailes d'ancien gérant de Brico-Champ et des salles de bains de Bruges. « Voyons plutôt, ceci ...» Là, une VMC tirerait les affres de la cuisinières vers l'extérieur, ici, dans le renfoncement où hésite la lumière une bonne partie de la journée, on disposerait une verrière pour capter les remugles de chaleur. Un parterre de roses hollandaises le long du mur principal ferait une belle affaire. Il faudrait frotter les murs avec de la lessive ou de la soude. Mettre des pierres apparentes pour combler les trous. Lisser les tables des ateliers à la cire. Enfin, l'oeil pétillant comme une bière, Burdin demanda une faveur «Tu sais ce que j'aimerais, c'est entendre mon moteur tout en haut de l'escalier !». On glissa la pompeuse sébile jusqu'au parvis. À hauteur des soupentes, la casquette démontée, l'oreille parabolique de Burdin écouta pendant quelques minutes, décoller de la plafeforme de l'entrepôt la musique de son carosse.
Le logo « Globe Trotter » qui figure sur l'entête de l'illustre rappelle à l'Alphonse, qui l'aurait oublié, que le conducteur de cette fresque ambulante est un bourlingueur sans attaches, un vrai. Dès l'aube, Burdin enlève ses cales, fait chauffer longuement son moteur pour écouter le silence et disparait solitaire dans l'horizon gouleyant des grandes routes dominicales, striées d'ondes FM et d'échangeurs tournoyants comme des manèges.